De la VPC au live shopping entretien avec Marie-Axelle Loustalot Forest, The Queen of Retail

Marie-Axelle Loustalot- Forest ©MALF

 
 

Oculus® ce sont des interviews pour garder l’oeil sur les marques remarquables, les #dnvb ou les entrepreneurs qui font bouger les lignes. Ce sont des échanges pendant lesquels on prend le temps d’aller au fond des sujets et le temps de comprendre l’état d’esprit d’un entrepreneur du changement.

Quel futur pour le retail ? La question déjà bien présente depuis l’avènement du digital et du téléphone mobile, est devenue cruciale pendant cette zone de turbulence inédite par son ampleur mondiale et par sa durée à épisodes multiples. Sans aucun doute, un bon nombre d’acteurs bien préparés ont tiré leur épingle du jeu. Pour beaucoup, cette période est une opportunité de se transformer et de créer une expérience physique et digitale à la fois. Mais pour tous, il reste un grand nombre de questions en suspens. Alors qu’une partie des clients ne reviendront pas en magasins ou en tout cas, pas à la même fréquence, comment réinventer le lieu de vente ? Comment maximiser le temps de visite des clients ? Comment lier l’expérience physique et digitale ? Avec quelles technologies ? Quel capital humain ?

Lorsque l’on s’interroge sur un sujet d’une telle ampleur, il est souvent bon de revenir sur le temps long pour reprendre un peu de hauteur.

Quoi de mieux que s’appuyer sur un regard expert ? C’est le but de cet entretien avec Marie Axelle, l’une des meilleures expertes internationales du retail. Comme elle a l’art d’être toujours au bon endroit au bon moment ou plus exactement, en très légère avance de phase, son parcours extraordinaire et dense est riche d’enseignement. Son regard pointu et son franc-parler sont autant d’opportunité de saisir l’avenir.

 

Viviane : Est-ce que tu veux bien revenir sur ton parcours depuis HEC et tes différentes expériences en suivant le fil rouge qui t’ont conduit vers le retail ?

Marie-Axelle : J’ai fait HEC option marketing. Ma grande passion à la bibliothèque de l’école, c’était la lecture de LSA [Magazine hebdomadaire professionnel français consacré à l’actualité et à l’analyse des tendances du commerce, de la grande distribution et de la consommation]. Je l’ignorais, mais j’avais déjà une passion pour le retail. Je l’ignorais parce que le sujet retail en tant que tel n’était pas traité à HEC. Et en plus le retail, dans la communauté HEC, n’avait pas une très bonne réputation parce qu’il y a 35 ans, le retail, c’était surtout une industrie de self-made people et ça n’était pas une chose que l’on considérait comme assez noble pour les diplômés.

Les premières années de ma carrière, j’ai fait du conseil et de la finance, puis vers l’âge de 30 ans, j’ai travaillé dans ce qui aujourd’hui s’appellerait un family office. C’est une société qui gérait la fortune d’une grande famille et qui avait investi dans une chaîne de retail aux États-Unis, qui s’appelait Pierre Deux, qui avait été fondé par deux antiquaires qui se prénommaient tous les deux Pierre et qui avaient une soixantaine de magasins aux États-Unis dans les rues de luxe, Rodéo Drive à Beverly Hills ou Madison Avenue à New-York. Ils vendaient des produits français pour la maison avec un positionnement french country style. Ils commercialisaient des antiquités, des étains, des tissus de grands éditeurs de tissus français… J’étais envoyée là par le family office pour monter un reporting des ventes. Il n’y avait pas de reporting, il n’y avait même pas de gestion de trésorerie, ou toutes les choses qui maintenant semblent absolument basiques notamment grâce aux systèmes informatiques, mais qui ne se faisaient pas à l’époque. On m’y a envoyée pour 6 semaines, et j’y suis restée 6 mois — Viviane : Vu l’étendue de la mission, c’est déjà un défi en 6 mois ! — Exactement. Ça m’a permis de découvrir le retail et que c’était ce que j’aimais. Et un jour, on m’a proposé la direction du magasin de Rodéo Drive à Beverly Hills, mais comme j’étais fiancée avec un Français, j’ai refusé. J’aurais pu être une Californienne dans la retail. (Rires). — Viviane : Et visiblement, comme on va le voir ensemble, ton destin te ramène inlassablement en Californie. — Oui, même si Los Angeles, c’est vraiment très différent de la Silicon Valley.

Viviane : Cette expérience t’a confirmé une passion grandissante pour le retail ? Qu’est-ce qui t’attirait réellement ? Et comment tu définirais le retail de l’époque ?

Marie-Axelle : Le retail à cette époque, ça n’était que des magasins. Ce que j’adore dans le retail, c’est le côté concret. J’adore toute la mise en scène et la théâtralisation. Quand je travaillais chez Sephora, on parlait tout le temps de théâtralisation du magasin. Ce qui d’ailleurs revient à l’ordre du jour avec le live shopping : puisqu’il y a eu des fermetures de magasins, et il y en aura encore, il faut utiliser le magasin comme studio pour le live shopping, puisque le magasin en lui-même est un décor de théâtre. C’est vrai dans beaucoup de catégories et c’était particulièrement vrai chez Pierre Deux, notamment dans le magasin de Beverly Hills où ils avaient recréé l’atmosphère d’un château en Provence, avec des tissus Souleiado, des verres de Biot, enfin tu vois le genre… — Viviane : Le magasin expérientiel dont on parle tant, ça n’est pas du tout une innovation de ces 10 dernières années. — Absolument pas. Ensuite, j’ai travaillé chez Disney (En fait, je connaissais Jacques mais, je n’ai pas vraiment travaillé avec lui chez Disney) Il avait fait un shift super intéressant : le temps moyen visite à la grande époque des Disney store était de 12 minutes passées en boutique. Ce qui était énorme. Cette réussite est liée au fait que les gens venaient en famille, s’assoyaient pour lire ou regarder de vidéos dans une espèce de piscine de peluches, qui est un peu l’équivalent de la piscine de balles chez Ikea mais qui était un amas de peluches sur lequel les enfants pouvaient s’assoir.

 
 

Jacques Levy ©lsa-conso.fr

 
 

[Jacques Lévy, qui avait pris la tête de Sephora Europe en 2003, puis en était devenu président au niveau mondial en 2005 avant de décéder en 2012. Il est considéré comme le principal artisan du redressement de l’enseigne, devenue sous sa direction une des pépites par son propriétaire, le groupe de luxe LVMH. Il avait notamment développé la marque propre de l’enseigne ainsi que les magasins amiraux à Paris et New York. Chez Disney, il avait notamment été directeur des opérations Europe et responsable des activités de licence au sein de la division Disney Consumer Products, basée à Los Angeles.]

Viviane : C’est marrant ce que tu dis : que 12 minutes dans un magasin, c’est exceptionnellement long, parce qu’en temps ressenti, j’avais plutôt l’impression qu’on y restait 30 minutes.

Marie-Axelle : C’est une moyenne donc peut-être que toi, tu y restais plus longtemps. Mais dans les années 2000, quand Jacques est devenu patron de Sephora, le temps moyen de visite chez Sephora Champs-Élysées était de 6 minutes. — Viviane : Hors temps de passage en caisse alors ? Sinon, on ne parle pas du même magasin (rires). — Oui, c’est un très bon point, si tu comptes le temps d’attente en caisse comme le fait Zara parce qu’ils sont toujours sous-staffés à la caisse, évidemment ton temps de visite augmente, mais pour de mauvaises raisons.

Marie-Axelle : À mon retour en France, je suis allée chez Sara Lee Corporation [un ancien conglomérat américain présent dans l’agro-alimentaire, les détergents et les cosmétiques] qui à l’époque détenait Hanes, Champion, Dim, Rosy, et un certain nombre de marques de collants et lingerie à travers l’Europe. Aux États-Unis, ils avaient ouvert une chaîne de magasins qui avaient eu pour but initial de liquider les fins de série. Puis, comme on ne fait pas tourner un magasin qu’avec des fins de série, ils s’étaient mis à transformer ces magasins en magasins normaux, mais qu’ils géraient eux-mêmes. C’était une marque de consumer goods qui avait ouvert un réseau en propre ce qui à l’époque était hyper innovant. En Europe, on a eu la mission d’ouvrir des magasins pour d’abord se débarrasser des invendus et ensuite construire une chaine de magasins en Europe : France, Belgique et Angleterre. Je crois qu’au début ça s’appelait Sara Lee puis c’est devenu Dim. J’étais responsable de toutes les appros. Mon KPI, c’était la marge brute, donc j’allais bosser avec toutes les entreprises du groupe, ce qui n’était relativement pas facile, pour racheter leurs fins de série, éventuellement faire produire des lignes exclusives, parce que à l’époque quand tu montais une activité de retail en propre, il fallait que tu évites de te faire déréférencer de chez Leclerc, Carrefour ou des Galeries Lafayette. On a inventé le packaging exclusif à nos magasins, même si à l’intérieur, c’était les mêmes collants, chaussettes et dessous que dans tous les magasins, mais avec un packaging différenciant pour cette activité. Sur la partie catalogue qui était aussi une force de Sara Lee US, je suis allée passer 15 jours là-bas pour comprendre ce que c’était que la vente par correspondance. Et ça a été un point important dans ma carrière, mais je ne le savais pas encore. Mais quand Sara Lee a décidé en 1994 de mettre cette activité européenne de magasins en sommeil en raison d’un problème de profit warning à Wall Street, j’ai passé des entretiens chez Disney Consumer Products et ils m’ont demandé ce que je connaissais de la vente par catalogue. J’ai répondu que j’avais ces 15 jours d’expérience ou plutôt d’observation aux États-Unis, ce que Sara Lee faisait et ce que j’avais compris des bases de données clients, des histoires de conversion de fullfiment, de call center. — Viviane : La vente par correspondance (VPC), sur catalogue, c’était énorme comme parts de marché. Les catalogues, c’étaient des bibles dans tous les foyers, même si l’attractivité commençait à s’éroder avant l’avènement du e-commerce. — Oui, tu sais, j’ai grandi dans des tout-petits bleds de province, parce que mon père était militaire. Quand j’étais enfant, je dévorais le catalogue des 3 Suisses, parce que c’était un truc de lecture et aussi parce qu’il n’y avait pas beaucoup de magasins. On lisait le catalogue avec ma sœur, pareil quand on allait en vacances dans le Sud-Ouest chez ma grand-mère, on « lisait » La Redoute. En fait, il y avait 3 grands marchés pour la vente par correspondance jusqu’au milieu des années 90 : l’Angleterre, la France et l’Allemagne. L’Allemagne ayant un très très gros avantage concurrentiel et il y avait à l’époque deux catalogues : Quelle, (avec une version française) qui a fait faillite et Otto qui est devenu un gros acteur de la vente par correspondance en Allemagne et en Europe de l’Ouest. L’histoire de la VPC en Allemagne est hyper intéressante. Après la guerre, quand il n’y avait plus d’infrastructure, que tout était détruit, il n’y avait plus de magasin du tout. Donc, ils ont lancé les catalogues par correspondance pour remplacer les magasins physiques. Le seul moyen, c’était de montrer les produits à distance et d’envoyer les commandes à domicile. C’est comme ça que la vente par correspondance en Allemagne a connu une prospérité phénoménale. — Viviane : À quand remonte l’histoire de la vente par correspondance ? J’imagine qu’aux États-Unis, les pionniers ont dû mettre en place ce système également ? Parce que les Grands Magasins étaient locaux, donc il fallait bien fournir tout le territoire — Oui, c’est Richard W. Sears qui a créé la première entreprise de VPC de vente de montres par correspondance en 1888 à Minneapolis. [Sears, Roebuck & Co, qui deviendra la plus grosse firme mondiale de VPC, en expédiant des fauteuils de barbier, des gramophones et des dizaines de milliers de produits différents dans les bourgades de l’Ouest, et en inventant en 1903 le slogan « satisfait ou remboursé »]. Tu allais chez ton épicier dans ton village, tu commandais sur place et tu pouvais te faire livrer sur place. L’assortiment était phénoménal, il y avait tout le matériel dont pouvait avoir besoin un habitant de l’Amérique de l’Ouest au 19ème siècle. — Viviane : Les épiceries faisaient point relais, plus une vitrine pour quelques produits et nouveautés.

Viviane : Tout ce détour pour revenir à Disney qui t’embauche avec ton expérience de 15 jours !

Marie-Axelle : Oui, et l’idée c’était de lancer un nouveau canal de distribution pour les produits dérivés comme les t-shirts Pocahontas et les casquettes Roi Lion. Et de les vendre par correspondance en plus de tous les points de vente physiques qui existaient à l’époque. Pendant trois mois, j’ai écrit un business plan pour la France, l’Allemagne et l’Angleterre avec deux hypothèses : soit on le fait tout seul, on monte une infrastructure de VPC ou, puisqu’il y a des gens bien établis sur ce marché en Europe, on fait un partenariat. On a fait un partenariat en Angleterre avec une entreprise qui s’appelait GUS à Manchester et en France, un partenariat avec Les 3 Suisses. En 1995, Quelle me dit, vous savez, l’avenir du catalogue, c’est l’internet. — Viviane : C’était extrêmement visionnaire. C’était les tout-débuts de l’internet marchand. L’internet était lent, les solutions de paiement pas au point… Le moteur de recherche, c’était Yahoo, mais à part ça, il n’y avait pas grand-chose qui marchait encore vraiment. — En 1997, j’ai écrit ma première présentation sur le e-commerce et en fait, en 10 ans, on a des catalogues de produits Disney en France, Angleterre, Allemagne, Japon et États-Unis. J’ai écrit qu’on devait passer au e-commerce et qu’on devrait le faire avec nos partenaires catalogues locaux comme GUS au Royaume-Uni, On faisait des réunions sur le e-commerce, il y a eu plein de politique interne. Il y avait des mecs qui venaient de Los Angeles pour 2 heures de réunion à Londres. En 1998–99 au début de la première bulle internet, il y avait déjà des sites qui existaient aux États-Unis, et il y avait plein de gens chez Disney qui avaient compris que c’était le business sur lequel il fallait être. Mais politiquement c’était juste un peu difficile. J’avais fait un deal avec Les 3 Suisses, dont le patron de l’innovation s’appelait Joël PalixViviane : Ah oui !! L’ami Joël était là ! — Il me propose de venir travailler avec lui. Il quittait Les 3 Suisses pour monter une boite de e-commerce clust.com et me proposait de m’occuper du développement international. En même temps, j’avais reçu une offre d’Amazon qui arrivait en France, dirigé par Denis Terrien qui ensuite est passé chez Les 3 Suisses (rires). Il m’a offert un job que j’ai refusé et j’ai bien fait je pense. Il me proposait le poste de patron des enchères d’Amazon en France sachant qu’à l’époque, le e-commerce, c’était surtout ebay.com et les sites d’enchères. Finalement, ils ne l’ont jamais lancé.

 
 

Joël Palix ©lsa-conso.fr

 
 

Je suis allée bosser avec Joël. Au bout d’un an, on avait mis la clé sous la porte. Le business model de Clust, c’était l’achat groupé, ce que Groupon a repris ensuite avec l’idée d’agréger la demande. S’il y a 500 personnes qui veulent le nouveau téléviseur Philips, on va voir le fabricant et on négocie une remise. Sauf qu’à l’époque, l’internet, c’était avec les modems et tu payais au temps passé. Donc agréger 500 personnes sur une période de 1 semaine c’était super dur. On agrégeait 50 personnes, mais jamais 500. J’ai appris qui tu ne peux pas être trop tôt sur le marché. Tu peux avoir la meilleure idée du monde, si l’infrastructure n’est pas prête, tu ne t’en sors pas. — Viviane : C’était trop tôt, car l’environnement technologique n’était pas prêt et est-ce que c’était trop tôt sociologiquement aussi ? Est-ce qu’il y a en fait suffisamment de geek pour adopter cette nouvelle façon d’acheter ? Donc un marché trop peu mature ? Les 2. — Viviane : Comment tu sais si un marché est suffisant prêt pour lancer une innovation telle que celle-ci ? Avec le recul ? — Quand tu es en avance, tu as quand même des early adopters, des gens qui les années précédentes faisaient 3615 La Redoute et 3615 Picard, 3615 SNCF ou Télémarket. — Viviane : Les geeks du Minitel. — Oui, moi, c’était mon truc, je n’étais pas spécialement geek, mais je faisais partie de cette petite frange de la population. Si tu regardais les chiffres de la connectivité et d’acheteurs sur Internet, les chiffres étaient encore super bas. Donc dans un modèle où tu as besoin d’agréger la demande, si tu es sur une techno qui s’adresse à très peu de gens, c’est une évidence que ton marché est trop petit. — Viviane : Oui, ou sera trop long à démarrer. Donc au mieux, tu serviras tes futurs compétiteurs à qui tu sers une version bêta-test. Comme vous pour Cdiscount — Oui et là, dans ce modèle, en plus d’être connectés sur l’Internet, en plus de faire leurs courses en ligne, il faut aussi qu’ils veuillent la même référence de produit en même temps. Tu n’avais pas les volumes. CDiscount lancé en 1998 n’est pas allé sur ce modèle en effet.

Viviane : En avril 2000, la bulle internet explose avec le Nasdaq qui se casse la figure. Qu’est-ce qui se passe pour toi ?

Marie-Axelle : Joël et son frère qui étaient les deux co-fondateurs n’ont jamais pu faire leur deuxième levée de fonds, donc la boite a mis la clé sous la porte et en octobre 2000 et je suis partie bosser à Londres chez Priceline qui venait de se lancer en Europe, qui était une boite qui vendait des billets d’avions, des chambres d’hôtel et des locations de voitures aux États-Unis depuis 1997, entré en bourse en 1999 et qui était la première agence de voyage en ligne. Donc, je suis partie travailler à Londres dans la filiale européenne où je m’occupais de stratégie et de business development. On a lancé en Angleterre, on faisait de la pub TV tous les soirs, on avait des coûts d’acquisition absolument monstrueux, mais on avait tout l’argent qu’on voulait. Là-dessus, il y a eu le 11 septembre avec une des conséquences, la diminution le trafic aérien de 80 %. Priceline s’est retirée d’Europe une première fois. Ils sont revenus ensuite. Là, un chasseur de têtes à Londres m’appelle et me demande si j’irais m’installer à Bruxelles pour devenir la première patronne du e-commerce de Staples en Europe. Staples, c’est une entreprise basée près de Boston de fournitures de bureaux, qui était un peu le category killer qui a inventé les chaines de magasins de fournitures de bureau, sachant que ça n’existe plus vraiment, parce qu’on n’utilise beaucoup moins de fournitures qu’autrefois et cette catégorie est quasiment morte, mais c’est quelque chose qui a très bien fonctionné dans les années 90–2000. J’ai passé un entretien avec le patron de la filiale, et là, je tombe sur Jacques Levy ancien patron des Disney Stores et patron de Staples Europe — Viviane : Vieille connaissance. Le monde est petit. — Oui, on finit toujours par se retrouver dans un petit cercle. Je lance le e-commerce en Allemagne, puis en Angleterre et ça cartonne pour une raison très simple : Staples avait des magasins physiques, mais avait aussi une activité de vente par correspondance et il y a avait des tas de gens, des professions libérales, médecins, dentistes, avocats… qui achetaient leurs fournitures de bureau via catalogue. Très tôt, en 2002, on a fait passer les gens du catalogue papier à l’internet. Ce qui leur permettait de créer des listes, de recommander toujours le même réassort ou quasiment toutes les semaines. Et en fournitures de bureau, c’est un peu comme avec la vente en ligne de produits alimentaire, ce qui compte, c’est la facilité d’achat et la bonne exécution de la promesse client. En 2002, Staples aux États-Unis plus le Canada faisait déjà un milliard de dollars en ligne de chiffre d’affaires. Donc, on n’en parle jamais parce que ça n’est pas sexy, parce que c’est à la limite du BtoB/BtoC, on ne sait jamais où le mettre, mais pendant des années, les plus gros sites marchands derrière les Amazon locaux, ont été Staples et Office Dépôt. Maintenant que ces catégories se sont complètement cassé la figure, c’est fini.

Viviane : Tu parlais des coûts d’acquisition. C’était aussi une époque où il était facile d’être visible, que ce soit sur l’internet ou en publicité classique, même si tu avais de la concurrence. Comment vous faisiez concrètement pour toucher de nouveaux clients ?

Marie-Axelle : On a fait un truc. Le mot omnicanal existait déjà chez Staples en 2002 aux États-Unis, donc l’idée de créer une synergie entre le e-commerce et le magasin existait déjà. La chose qu’on a faite, c’est déjà mettre une signalétique en magasin pour proposer les commandes en ligne. On avait juste un petit problème qu’on a ensuite résolu chez Sephora. Puisque Jacques est ensuite devenu patron de Sephora et qu’il m’a fait venir. On visitait des magasins à Hambourg. J’avais développé la signalétique pour les magasins. Premier magasin : le mec n’avait pas mis la signalétique, deuxième pareil, troisième pas de signalétique et ainsi de suite. Ça a beaucoup énervé Jacques jusqu’à ce que le directeur nous dise qu’il avait peur de perdre des ventes. — Viviane : Forcément, ça va cannibaliser une partie de son business. — Oui, ils vivaient ça comme un concurrent. Et Jacques m’a demandé de résoudre ce problème chez Sephora et on a commencé à réallouer les ventes internet aux magasins, suivant des clés de répartition. Pour l’acquisition sont arrivés les Google adwords, on les a utilisés dès le démarrage, dès 2004. C’était très peu cher. On faisait beaucoup de campagnes d’emailing. — Viviane : Figure-toi qu’en 2000, l’année du lancement des Google Ads, il y avait 300 annonceurs ! — C’est sûr que les mots clés #cartouche ou #imprimantes, ça n’était pas très cher.

Viviane : Ensuite, tu pars rejoindre Jacques chez Sephora ?

Marie-Axelle : Oui, je suis arrivée en novembre 2004 pour lancer le e-commerce en Europe. Il m’a dit « tu l’as déjà fait donc maintenant, tu te démerdes. » Sephora US avait déjà un business qui faisant 200 millions de dollars en 2004. — Viviane : Combien ça représentait en % du CA boutique ? — Je ne m’en souviens plus. Sephora est arrivée aux États-Unis en 99, ils ont ouvert de magasins sur la côte Ouest, puis sur la côte Est, mais au milieu, il n’y avait rien. Maintenant, il y a des magasins partout. Donc, quelque part, dès qu’ils ont lancé le e-commerce en 1999, ça leur a permis de couvrir des zones où il y avait zéro magasin physique. — Viviane : Ca on l’oublie souvent quand on lance une marque de e-commerce, que les utilisateurs ne sont pas en premier les habitants des grandes villes, mais ceux des petites et moyennes villes sous-servies en termes de commerce et d’offres différenciantes. Les nombreuses personnes qui n’ont pas accès aux magasins trouvent souvent les marques « parisiennes » prétentieuses et les marques loupent des marches comme ça, en ne se faisant pas connaître des utilisateurs qui ont vraiment besoin d’elle. Je vois même des entrepreneurs qui snobent totalement cette clientèle. — Tu sais, je télétravaille souvent depuis ma maison du Sud-Ouest et quand je regarde la camionnette de la postière, ou celle d’UPS, dans un village de 800 habitants où il n’y a pas grand-chose comme offre, rien même, c’est bourré de colis. Le nombre de paquets Amazon, c’est phénoménal. — Viviane : Et comme tu le disais, sociologiquement, ça n’est pas un gap par rapport à l’époque où on commandait via les catalogues de VPC, en termes d’état d’esprit. — Tu as raison, Amazon a pris le relais de La Redoute, pour la mode ou pour une perceuse parce que dans mon village, il y a un Système U et point final. Donc, la longue traine c’est forcément Amazon. Ikea, c’est à 80 kilomètres. Heureusement qu’ils ont fini par se mettre en ligne même si pendant le confinement, ils ont été catastrophiques, totalement dépassés par les évènements. Et là, ça commence à devenir correct.

Viviane : Chez Sephora, c’était quoi l’exigence requise. Parce qu’en boutique, il y a une certaine qualité de service, normalement et une bonne théâtralisation. Comment transposer cela en ligne alors qu’au moment où vous avez développé le e-commerce, la techno ne permettait pas d’avoir un rendu final au top ? C’était un sujet de reproduire l’expérience ou on te demandait juste un site catalogue ?

Marie-Axelle : Oui, c’était un sujet. Bernard Arnault était emballé par les chiffres du e-commerce de Sephora aux États-Unis, 200 millions en 2004, il était époustouflé. — Viviane : Tu m’étonnes ! (Rires) — Donc, on a fait le développement du site à San Francisco, pendant 9 mois, j’ai fait les allers-retours pour développer le site français. On a fait un copié-collé du site américain en matière de look and feel, en matière d’ergonomie, la même plateforme. On a vraiment tout fait à l’identique. Mais j’ai énormément soigné les petits détails. Par exemple, ce qui maintenant semble une évidence, mais qui à l’époque ne l’était pas, l’emballage, le papier de soie, l’emballage cadeau, le message cadeau, les échantillons avec ce truc que Sephora avait inventé aux États-Unis, la possibilité de choisir l’échantillon, qui non seulement satisfait la cliente, mais en plus, donne plein d’indications sur ses préoccupations. Si elle ne prend que des échantillons de skincare soin hydratant, c’est qu’elle a un problème de peau sèche. — Viviane : Tu vas pouvoir lui pousser des produits la fois suivante ou les nouveautés qui la concerne par email en effet. — Exactement, le smart sampling permettait de satisfaire la cliente et de ne pas gaspiller : on n’envoie pas d’échantillons de parfum homme, si elle n’a pas d’homme à la maison, et de collecter de données. L’expérience avec la marque quand tu achètes en ligne, c’est l’ouverture du colis. Maintenant, c’est une évidence, mais il a bien fallu inventer ça. Je me souviens de ma première commande sur Net-à-porter.com. En 2002, j’ai acheté des chaussures, la boite était belle, le ruban était beau, l’expérience d’unboxing était un vrai plaisir. Et je me trouvais absolument pionnière avec mon unboxing sophistiqué. — Viviane : C’est vrai, c’est la réalité. Et on connait beaucoup de marques aujourd’hui, y compris parmi les DNVB, qui ne font pas l’effort parce que ça coûte cher et que ça n’est pas forcément écologique. Mais on peut être malin et trouver des solutions parce que, comme tu le disais, c’est la première découverte physique de la marque. Et c’est toujours gratifiant pour le client de recevoir un beau paquet et des petites marques d’attention. — Donc on a lancé en France et on a cartonné parce que la brand awareness de Sephora était hyper haute. On a été, je crois, la première chaine de parfumerie à lancer un site de e-commerce en France. Quand on a lancé, le call center était débordé, ils recevaient des appels de Suède et de Singapour de gens qui demandaient s’ils pouvaient acheter sur le site sephora.fr. — Viviane : C’est génial quand on a une demande entrante comme celle-ci, on sait où sont les prochains marchés à ouvrir. — Exactement ! Carton plein.

 
 
 

Antonio Belloni ©LVMH

 
 

Donc fin 2005, je vais chez LVMH présenter mes résultats à Antonio Belloni, le numéro 2 du Groupe. Il me dit : « je te donne 2 millions d’euros pour aller faire la même chose en Chine. » En Chine, il y avait 4 magasins Sephora, zéro notoriété et pas de e-commerce en 2006. La première chose que je fais, c’est chercher un e-commerce manager à Shanghai. Il n’y en avait pas. — Viviane : Ça parait dingue ! — Oui. Je recrute une fille de chez L’Oréal qui parlait français et pendant 15 jours, je lui apprends tout sur le e-commerce. Et 15 jours en Chine, c’est 9h — 21h, 7/7. Elle absorbe comme une éponge et on va chercher un prestataire pour faire le site, la logistique, le call center. On tombe sur Arvato, filiale de Bertelsmann qui venait de s’installer en Chine. [Arvato Supply Chain Solutions est leader mondial en matière de solutions order-to-cash pour les secteurs orientés clients]. On fait tout avec eux et je dépense en tout 66 000 euros, je ne pouvais pas dépenser plus parce que tout ça ne coûtait rien du tout à l’époque. Alors les 2 millions d’Antonio, je ne les ai jamais dépensés. — Viviane : C’est tellement drôle ! — Le marketing site était hyper intéressant. À l’époque, il y avait Google en Chine, donc je vais voir le patron de Ogilvy à Shanghai et je lui dis : « Je veux acheter des mots clés sur Google. » Et il me dit : « c’est quoi les mots clés ? C’est quoi Adwords ? je ne connais pas. Je ne sais pas de quoi vous me parlez. Et là, je me dis « Marie-Axelle, tu vas oublier tout ce que tu sais, tu vas oublier ce que tu crois et tu vas écouter ce que le mec a à raconter, parce que visiblement, ce n’est pas du tout la même chose. » Et là, le mec me dit, « on va faire des forums où les filles vont poster leurs photos avant/après maquillage. Et en 2007, quand je me suis inscrite sur Facebook, qui existait en tant que réseau social depuis 2004, je me suis rappelée ce mec. Il m’a parlé des réseaux sociaux avant les réseaux sociaux. Il m’a parlé de forums en ligne. — Viviane : Boum ! Quelle intuition de sa part et de la tienne de l’écouter. Comment vous l’avez mis en place techniquement ? — Je ne me souviens pas parce que c’est la e-commerce manager qui l’a exécuté. — Viviane : Je trouve ça génial en termes d’enseignement. Tu arrives dans un pays que tu ne connais pas, une culture que tu ne connais pas, à première vue, tu peux penser qu’ils ne sont pas au point ni techniquement, ni sur le e-commerce, mais en gardant l’humilité et le recul, tu réussis à t’imprégner de leur culture et coller parfaitement à la demande et même mieux, être en avance de phase pour de futurs développements. C’est une belle leçon d’humilité. — Mais tu sais, l’exécution en Chine est toujours un peu bordélique. J’y repensais parce qu’il m’arrive, tu vas bondir, de m’acheter des trucs sur Aliexpress et l’autre jour, j’avais une paire de chaussures à 23€ qui n’était pas arrivé et je fais une réclamation. — Viviane : Je ne fais aucune remarque désobligeante, on est d’accord ? (Rire) — Non mes enfants me les font pour toi. Donc, j’ouvre une réclamation et là tu vois que l’expérience utilisateur est totalement approximative. Tu as 2 fois le bouton « ouvrir un différent », bien sûr, c’est traduit de manière complètement automatique donc le français est absolument catastrophique et bricolé. Et après avoir fait ma réclamation, j’ai reçu un mail me demandant d’évaluer ma livraison. Et on peut dire que l’Internet chinois, c’est tout le temps comme ça, super mal fait, du bricolage, mais les Chinois s’en foutent complètement. Bref, on a lancé le site de Sephora Chine qui a marché moyennement. Sephora était concentré sur l’ouverture de 400 magasins sur tout le territoire chinois et le e-commerce en 2006–2007 n’avait pas une grande importance.

La politique de LVMH, c’était d’ouvrir le plus de magasins dans le plus de pays donc on m’a confié le développement international et je me suis retrouvée à faire des acquisitions en Europe de l’Est, écrire des business plans pour entrer dans un certain nombre de pays. Et puis entrer dans une négociation de Joint-Venture avec une entreprise turque qui venait du monde du textile, qui se diversifiait dans le retail et qui avait décidé de faire venir des enseignes en Turquie. On fait un an de négo et le soir où c’est signé, un vendredi, on me demande de déménager à Istanbul dès le lundi. Le patron commercial de Sephora Grèce me rejoint, on avait un bureau, un téléphone portable et une connexion internet. C’est tout. C’était un jour férié, personne ne nous l’avait dit. On prend un chauffeur et on va visiter des parfumeries à Istanbul pour essayer de comprendre le marché. Donc on visite des parfumeries pendant une semaine. On s’est mis au travail et au bout de 10 mois, on avait 5 magasins et 50 employés. Il y a quelque temps, je suis allée parler à une conférence retail à Istanbul, il y avait les gens de Sephora Turquie et c’est toujours une entité qui cartonne pour une raison simple : la Turquie est un pays très jeune et comme Sephora est une chaîne qui s’adresse essentiellement aux moins de 40 ans…

Viviane : On va faire un petit saut dans le temps, pour avoir le temps de parler live-shopping. Comment tu arrives chez IBM ?

Marie-Axelle : Pour faire court, j’ai commencé à travailler dans le conseil en partant de chez Sephora fin 2009. Un ancien contact m’a proposé une mission chez Galeries Lafayette. Et pendant 3 ans, j’ai vendu du conseil en stratégie retail et en stratégie omnicanal, et IBM est venu me chercher parce que parce que le problème des boites de tech, c’est le manque de connaissance métier. Donc, je me suis retrouvée chez IBM avec une mission qui était : engager des relations avec les comités exécutifs des boites de retail en ne leur parlant pas du tout de technologie, mais en leur parlant de transformation de leur business. J’y suis restée pendant 4 ans et demi à faire ça à travers le monde, de Melbourne à Bangkok ou en Chine. C’était pas mal.

Viviane : Hors pause forcée pendant les différents confinements, comment est-ce que tu vois ces 20 dernières années de retail ? Quelles transformations se sont opérées.

Marie-Axelle : Très bonne question. Je dirais qu’il y a eu avant le e-commerce avant le smartphone et après. Le e-commerce, ça avait démarré en 1994, ensuite, l’omnicanal, les premiers le faisaient déjà en 2002. Tu pouvais commander en ligne et aller chercher en magasin, commander en magasin et te faire livrer, mais il n’y avait pas cette omniprésence du digital qu’a introduit l’arrivée de l’iPhone en 2007. Ce n’est pas sur un Blackberry que tu faisais du shopping. Donc, je pense que la vraie digitalisation du retail, c’est à partir de 2007, à partir du moment où tu as eu des applications mobiles, des applications mobiles avec la version magasin, où tu as eu une application mobile qui te permettait d’acheter à distance. Les parcours clients sont devenus super compliqués. Du web to store, store to web avant 2007, on est passé à un nombre de combinaisons plus importantes : commandes sur un mobile, sur une tablette, sur un laptop, commande en magasin… — Viviane : Oui, à chaque fois c’est un ID, un identifiant différent par device. Ça n’est plus le cas aujourd’hui, quand tu vois comment l’user ID de Google permet d’analyser les comportements de chaque utilisateur quel que soit le support utilisé. — Oui, et puis le Cloud a tout changé pour avoir accès à tes données clients n’importe où. La combinaison mobile/Cloud a changé le retail complètement au début des années 2010. Mais jusqu’à très récemment, les bases de données magasins n’étaient pas unifiées avec les bases de données e-commerce.

Viviane : Après IBM tu es partie dans la robotique et la supply. C’est la suite logique de l’accélération du e-commerce et de ses besoins ogresque en entrepôts et plateformes logistiques. Est-ce que le sujet c’était déjà de servir le client de plus en plus rapidement ?

Marie-Axelle : Oui, je suis arrivée chez Ocado en Angleterre pour y vendre la combinaison de software et d’automatisation d’entrepôts pour le e-commerce alimentaire, initialement développée par Ocado pour ses propres besoins, puis proposée au secteur de la distribution alimentaire à travers le monde. Le sujet, c’était que tous les gens qui avaient des magasins ont pensé le e-commerce alimentaire comme un petit canal de vente en étant convaincus que le gros de l’activité resterait le magasin physique. Le e-commerce, c’était pour les familles avec enfants en bas âge qui avaient des besoins récurrents de couches et d’eau minérale. Ocado qui était un pure-player et qui n’a jamais eu de magasin, lancé par des gens qui ne venaient pas de l’alimentaire, ont pensé seulement digital et ils ont compris et ce truc-là est phénoménal, que la préparation de commande alimentaire nécessite des usines. En fait, les fullfilment centers, les centres de préparation de commandes automatisées d’Ocado, ce sont des usines. — Viviane : Oui parce qu’en surface déjà, ça fait la taille de 4 piscines olympiques — Même plus, pour l’entrepôt qu’ils ont au sud-est de Londres. Sachant que le modèle est déjà en partie obsolète et a été disrupté depuis par plein de choses. Déjà comme la préparation est très centralisée dans de grands entrepôts, ça marchait quand les gens acceptaient de passer une commande le jeudi et de la recevoir le vendredi . Mais ça s’est fini, quand tu passes une commande alimentaire, désormais, les gens la veulent dans l’heure qui suit. — Viviane : Voir en 15 minutes pour les nouveaux acteurs comme Glovo ou autre Cajoo, tous ces « business de la flemme »… — Dans ces business-là, tu es obligé de te rapprocher des clients. À un moment Ocado servait toute l’Angleterre à partir d’un seul centre de préparation de commande. Ils préparaient les commandes, qui partaient sur de gros camions, lesquels déchargeaient dans de petites camionnettes qui faisaient les derniers kilomètres et la livraison. Et encore, c’était possible en Angleterre parce que c’est un tout petit pays avec une forte densité de population et une infrastructure routière de très bonne qualité. — Viviane : Et plein d’autre infrastructures comme une bonne connexion internet qui est arrivée très tôt, et le paiement à distance sécurisé qui a été adopté plus facilement qu’en France. — Oui, il y a plein de facteurs uniquement britanniques. Ocado a gardé ce modèle British-centric en tête en pensant que ce modèle était réalisable partout. Mais un jour, je parlais avec un prospect colombien et je lui proposais de mettre un gros fullfilment center pile entre Medellín et Bogota. Et il me répond qu’il y a une montagne entre les deux villes. À cause de ces obstacles naturels, même en Suisse, on n’a jamais réussi à placer un centre de préparation de commandes centralisé, à cause de la difficulté que représente la traversée des vallées. La livraison à domicile, ça marche super bien dans les banlieues anglo-saxonnes avec des maisons individuelles, mais je peux te dire que dans les banlieues de Buenos Aires ou de Séoul, où tu as plein de tours, ce n’est pas du tout la même histoire, sans parler des embouteillages monstrueux, donc tu dois livrer avant 5 h du mat, mais les gens dorment à cette heure-là. Bref, ça n’est pas un modèle universel et les bonnes idées disruptives soi-disant universelles, ça ne fonctionne pas toujours. Le commerce alimentaire et le e-commerce alimentaire, ce sont des sujets extrêmement locaux qui sont déterminés par plein de facteurs.

 
 

Ocado Fulfillment center ©supermarketnews.com

 
 

Viviane : Est-ce que tu peux revenir sur ce que tu as observé pendant les pics épidémiques et les confinements ? Est-ce qu’il y a des évidences qui se sont confirmées et qu’est ce qui t’a le plus stupéfaite ?

Marie-Axelle : Oui, alors, sur le sujet du e-commerce alimentaire, la pénétration croissait tout doucement dans la plupart des pays et le shift entre magasins et e-commerce nécessitait une chose très importante : c’est que la proposition client et son exécution soient aussi bonnes en e-commerce qu’en magasin, sinon, on n’avait aucune raison sauf exception, comme une famille nombreuse, de choisir d’acheter en ligne plutôt qu’en magasin. Cette montée en croissance était très lente, voire insignifiante dans certains pays, je pense à l’Allemagne en particulier. Et puis, il y a eu la peur de l’épidémie, les confinements et le e-commerce s’est mis à boomer en termes de demande. Et l’offre n’a pas suivi. Même Ocado en Angleterre n’a pas pu suivre pour des raisons toutes bêtes, les gens étaient en télétravail, ils s’occupaient de leurs enfants à domicile. Donc, il n’y avait plus assez d’employés pour préparer les commandes parce que tout n’est pas automatisé, pas assez de gens pour conduire des camionnettes et effectuer les livraisons. Pas mal d’acteurs de l’alimentaire se sont retrouvés avec plus de demande qu’ils n’étaient capables de servir. Il y a eu une panique à ce moment-là dans l’alimentaire. Dans le non alimentaire, je parlais d’Ikea tout à l’heure, il y a eu plein d’acteurs qui se sont retrouvés complètement désemparés, parce que pas assez organisés sur le plan de la logistique et de la livraison. Donc, oui, ça a fait accélérer le e-commerce dans certaines catégories. On a aussi vu que dès que les magasins ont rouverts, dans certaines catégories, les gens se sont précipités dans les magasins parce qu’aller faire du shopping, c’est aussi une activité de divertissement, c’est aussi une activité sociale, ce n’est pas juste une occupation fonctionnelle pour acheter un produit. Néanmoins, on sait qu’il restera des habitudes de e-commerce qui sont maintenant très ancrées.

Viviane : C’est là qu’intervient le live shopping…

Marie-Axelle : Exactement. Tu as vu émerger des solutions comme le français Caast qui ont fait un carton à partir de mars 2020. À ce moment, les retailers ont des magasins fermés qui sont de jolis théâtres, de jolis décors, si tu penses à Sephora ou à Leroy-Merlin par exemple, des gens qui ont toujours très bien travaillé le merchandising visuel. Ils ont des forces de vente ultra compétentes qui se tournent les pouces. Donc la solution pour continuer à entretenir une relation avec ses clients, créer des événements, créer des rendez-vous, ça a été le live shopping. Le live shopping a fortement démarré en 2020 en Europe et aux États-Unis à cause de confinement. Avec la réouverture des magasins, c’est un peu retombé. Et comme maintenant, il y a une certaine incertitude, le truc commence à vraiment prendre. Je ne sais pas si tu as vu les offres d’emploi pour les vendeurs chez Macy’s ou Bloomingdales maintenant : elles spécifient qu’il faut être capable de travailler en magasin avec une clientèle en face à face. Il faut être capable de travailler en vidéo one to one et faire un acte de vente avec un client en vidéo, faire un acte de vente one to few, faire un acte de vente en one to many.Viviane : Donc, ça veut dire que maintenant, les compétences commerciales qu’on demande à des gens dans le retail sont totalement différentes. Il faut savoir être un animateur de téléshopping presque ? C’est le mot animer des ventes qui est important. Entre-temps, tu es rentrée chez Firework donc on est bien rentré dans les codes de la télé, du téléachat, du néo Pierre Bellemare. Quand tu regardes ce qui se passe en Chine qui a ouvert la voie sur le sujet, on voit que ce sont de grandes messes populaires, on n’est pas dans les mêmes proportions d’audience du tout que ce qu’on peut voir en Europe, loin de là, mais ce sont des bien des animateurs/trices vedettes qui ont des compétences différentes et complémentaires d’une actrice ou d’une influenceuse. C’est un nouveau métier. — Le point commun, c’est que tu as besoin de la connaissance produit et de la compréhension client, mais effectivement quand tu es devant une caméra, tu as besoin d’apprendre à être un présentateur TV. Et ça n’est pas du tout la même chose. La plupart de ce qu’on voit en ce moment, ça ressemble aux camelots devant les grands magasins il y a 20 ans où le mec à un stand et te montre ses gadgets pour découper les œufs durs et qu’il y a une vente flash pendant 15 min, quand il n’y en aura plus, il n’y en aura plus…Le live shopping pour le moment c’est ça.

Viviane : Tu nous parles de cette startup californienne Firework que tu as rejointe et de ces cofondateurs Jerry Luk et Vincent Yang aux backgrounds de dingue ?

 
 

Jerry Luk ©Crunchbase

Vincent Yang ©Crunchbase

 
 

Marie-Axelle : Oui, Jerry est né à Shangaï, Vincent à Hong-Kong, il a maintenant la nationalité américaine, Jerry a toujours été de nationalité britannique. Et ils sont dans le Silicon Valley depuis leurs études comme pas mal de Chinois d’origine. Ils ont fait les meilleures universités Berkeley pour l’un, Stanford pour l’autre. Jerry était employé numéro 35 chez LinkedIn, c’est lui qui a inventé LinkedIn mobile. Vincent était investment banker chez J.P. Morgan et ensuite il a monté EverString, une boite de sales analytics pour la vente BtoB qu’il revendu 100 millions de dollars à Zoominfo qui est une boite cotée au Nasdaq. En 2019, ils ont voulu monter une application BtoC similaire à TikTok. Ils se sont très vite aperçu que monter une app en BtoC demandait énormément de financement en marketing, donc ils ont fait un premier pivot vers le TIkTok décentralisé, comme il l’appelait, donc une solution de petites vidéos verticales qu’ils voulaient porter hors des réseaux sociaux pour aller les porter sur n’importe quel site et n’importe quelle application « decentralized TikTok » et à partir de là, quand je fais de la petite vidéo verticale shoppable swippable, ils se sont diversifiés vers le live shopping. Et puis ils ont fait venir un gars qui était à la retraite alors qu’il a moins de 40 ans, Rick Zhuang qui a inventé le live shopping chez Alibaba sous le nom le Taobao live lancé pour le Single Day en novembre 2016. Ça a été cette combinaison de live streaming qui existait depuis un certain temps et de e-commerce : un événement en live de e-commerce shoppable. — Viviane : La grande différence, c’est que l’événement est en live sur Taobao alors que firework.tv propose d’héberger le live sur le site de ta marque. C’est un canal d’acquisition propriétaire, et tu conserves tes datas et tes contenus. Donc ma question c’est : est-ce que cette gestion du live shopping ne serait pas un moyen de contourner les social medias et leurs coûts hautement inflammables ? Ou en tout cas, un sérieux complément ? — C’est absolument ça. Nous, ce qu’on dit c’est que ça permet de reprendre le contrôle sur le secteur de la vidéo qui jusqu’à présent vit sur les réseaux sociaux. Reprenez le contrôle en mettant de vidéos courtes shoppables sur votre site, mettez des lives shopping sur votre site. Vous avez la possibilité de diffuser simultanément sur Meta live, Youtube Live, TikTok, Instragam et Twitch, donc. Vous ne perdez pas l’accès aux réseaux sociaux, mais la tour de contrôle, ça se passe sur votre site web. Avec la possibilité d’envoyer les petites vidéos shoppables vers les sites des médias sociaux compatibles au format .avi. C’est une reprise de pouvoir avec une possibilité de diffusion massive et simultanée, et une alternative plutôt que de laisser les vidéos comme chasse gardée des médias sociaux.

Viviane : Autre sujet lié, je pense que c’est de plus en plus difficile d’émerger sur les social médias, même si tu fais un contenu très créatif en phase avec tes clients. L’algo va favoriser des formats et contenus à la mode et tout lisser et aplanir. Tout est flat.

Marie-Axelle : Je suis très heureuse que tu parles de créativité. La créativité, c’est ce qui manque en ce moment dans les vidéos et le live shopping. Les gens comprennent d’un point de vue techno, mais pas comment faire. — Viviane : On en est aux balbutiements du live shopping. Ça me donne plein d’idée, moi qui vient des médias TV. — Oui, là c’est le camelot sur son stand — Viviane : La version sans storytelling. Quand on aura compris à quel point on peut raconter des histoires et à quel point c’est facile comme brique à plugger sur ton site et à quel point c’est peu coûteux un abonnement à une solution comme Firework ou Caast ou ce que tu veux. — Le matériel, tu peux faire ça avec une caméra synchrone. L’autre jour, un client me demandait de lui recommander un micro qui filtre les sons. Nos équipes de prod dans la Silicon Valley m’ont donné une référence de micro à exactement 19,95$. Le studio vidéo peut-être un showroom, un magasin, mais plein d’autres choses. — Viviane : Pour être juste, il faut quand même dire qu’il faut au moins une personne qualifiée pour la réalisation et une autre pour l’animation. Et j’imagine que les fournisseurs de solution tech ou les agences vont s’engouffrer rapidement dans ces nouveaux métiers. — Oui, tu as tout à fait raison et j’ai beaucoup poussé Firework pour que nous développions notre propre studio et notre offre de service pour les clients qui n’ont pas les compétences en interne. -Viviane : Pour votre business model, l’offre de service, c’est forcément du marketing, pour convaincre les clients. Autant la techno est scalable, autant la partie service, c’est de l’humain. — Oui, c’est exactement ça. Le software c’est la chose la plus profitable du monde, mais si on n’a pas le service, on ne peut pas vendre la solution. Au Japon, on travaille avec Muji, c’est dingue pour eux, ça marche de feu. On a été obligés de monter une équipe vidéo pour les accompagner sur l’écriture des scripts, la sélection et la formation des présentateurs, tout ce qui est éclairage, son… — Viviane : J’imagine qu’ils cherchaient une perfection qui colle à leur image, mais en dehors de cet exemple est-ce que c’est prêt pour des plus petites structures comme des DNVB par exemple, avec des contenus plus spontanés comme elles peuvent le faire pour TikTok. — Oui, je connais une DNVB en Turquie qui se lance. Ils considèrent que c’est sans risque, qu’il faut essayer même s’il y a 500 personnes qui regardent. C’est un peu l’histoire de la télé en 1947 où tu avais 500 personnes devant une télé. Puis tu as raffiné tes technologies, peaufiné ton message, trouvé ta voix. Comme la solution n’est pas très coûteuse, Atelier Rebul dont je te parle va s’installer dans son showroom pour raconter l’histoire de la marque : c’est une marque héritage qui a plus de 100 ans et qui a été créée par un français, un pharmacien qui s’appelait Josèphe Rebul qui s’est installé à Istanbul, qui a lancé des parfums. Et c’est distribué exclusivement en ligne sur leur site ou dans leurs boutiques en propre et dans quelques Sephora.

Viviane : Pour finir, j’ai une dernière question pour toi, mais on y a déjà un peu répondu. Est-ce que c’est le futur le live shopping ? Est-ce tous les retailler et le e-commerce devrait s’y intéresser ?

Marie-Axelle : Alors, Boulanger a commencé le live shopping pendant le premier confinement et ils m’ont dit en août qu’ils ne reviendraient pas en arrière. Ils le font une fois par semaine. Moi qui suis dans le e-commerce depuis 1997, depuis 1997 j’entends que le site e-commerce est un parfait libre-service. C’est faux dans certaines catégories. Si je dois acheter 12 000 euros de matériel pour refaire ma terrasse, j’ai besoin d’être guidée par un être humain quand bien même je passe ma commande sur internet. Il y a plein de produits cosmétiques qui ont besoin d’être montrés parce qu’il y a des protocoles d’application associés. Il y a certains produits comme la puériculture où les parents ont besoin d’être rassurés avant d’acheter, de savoir si le produit est adapté à l’âge ou au développement de leur enfant… Le e-commerce n’est donc pas un self-service. Puis on a dit une autre chose en 1997, un site est ouvert 24h/24–7j/7. Très bien, effectivement je peux passer une commande à 4h du matin, mais il ne s’y passe rien. Aucun événement. Alors on a créé des événements factices, cyber monday, black friday, la livraison gratuite pendant 12h, une promo sur le slip pendant 24h, bon…Tout ça n’est pas très drôle. En revanche, le live shopping, pour donner la parole toutes les semaines aux employés du site, ça c’est une vraie création d‘événements. Douglas en Allemagne, ils font du live shopping tous les jours. Une session à 19h, une session à 20h. Donc il y a un rendez-vous, un événement qui n’est pas du hard selling. On peut très bien raconter l’histoire d’Hermès sur le site d’Hermès en montrant les savoir-faire, sellerie, parfumerie, qui viennent raconter le behind the scene. C’est mon rendez-vous hebdo avec la marque. On le met en replay aussi, tout le monde n’est pas disponible au même moment donc il faut toujours donner l’occasion du replay. Je pense que cette création de rendez-vous, cette création d’un lien entre un site marchand et son audience, c’est le live shopping qui le permet et quelque part, c’est une autre façon de vendre.

Viviane : C’est vrai ! De mon point de vue, j’ai toujours attendu de vivre une expérience de marque sur un site. Et là effectivement, on a la possibilité de donner un contexte et encore une fois de faire un joli storytelling si on dépasse le côté harangue de foire et argumentaire marketing.

Merci mille fois, Marie-Axelle d’avoir partagé aussi librement tes expériences et ton expertise unique. C’est dense et tellement instructif.

Marie-Axelle : Merci pour ton écoute Viviane. C’est toujours un bonheur d’échanger avec toi.

 
 

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